La vie d’factrie*, de Clémence DesRochers (musique de Jacques Fortier interprétée au piano par Paul de Marjorie), paraît en 1962 sur le premier album de l’artiste. Avec cette chanson « militante », l’auteure interprète impose sa voix et son style, soit l’écriture d’une poésie sociale avec prise directe sur le présent. La vie d’factrie a eu une telle force de frappe au Québec qu’on l’associe encore à l’histoire du mouvement ouvrier. Et presque soixante ans plus tard, la chanson prend aux tripes comme au premier jour.
Le texte, rimé, décrit la journée d’une employée de manufacture de coton, et raconte en filigrane l’histoire industrielle du Québec et les conditions de travail d’une main-d’œuvre en majorité féminine. Un morceau puissant traitant d’une vie sans couleur, du vacarme des machines, d’horaires ingrats, de précarité, de résignation, de solitude. En 32 lignes et sans un mot de trop, Clémence DesRochers prend parti et émeut. Transposée par ses soins, la langue québécoise parlée y est traitée en majesté.
La parolière a un jour déclaré à Radio-Canada qu’elle était contente de La vie d’factrie « parce que je pense que ç’a donné à la chanson québécoise un aspect qu’elle n’avait pas. Ça chantait la ville. Et ce dont je suis fière, c’est d’avoir beaucoup parlé des femmes ». Et en particulier des femmes qu’on ne regardait pas, qu’on n’écoutait pas. Fabuleuse portraitiste, elle a croqué en vers et en prose les vies tantôt roses, tantôt rosses d’un cortège de femmes ordinaires. Elle leur aura donné du courage et de la fierté, les aura accompagnées dans la conquête de leur corps et leur quête identitaire. Elle a fait d’êtres anonymes des héroïnes de chansons et de monologues, des énonciatrices d’un discours trop peu entendu jusqu’alors.
Clémence DesRochers : sa manière de dépeindre les jours d’été, l’enfance lovée, les douleurs enfouies, le chat sur la galerie, le lac en septembre… Son art magistral de nommer « celles qui parlent toujours bas » – la grosse Raymonde, Adrienne la moyenne, Yvanna la frotteuse –, de prêter voix aux amoureuses trompées, aux femmes blessées, abandonnées, ménopausées qui ont peur du cancer et jouent au bowling en attendant de vieillir ensemble. Ce talent unique pour emmêler la satire et la tendresse, pour enlacer monologues hilarants et chansons tristes.
Poète, auteure et parolière, chanteuse et monologuiste, actrice, artiste visuelle, animatrice et… bonne nageuse, Clémence DesRochers, fille de l’immense Alfred, est née à Sherbrooke en 1933. De ses débuts auprès de Jacques Normand à son action au sein des Bozos, de sa participation à l’essor du mouvement chansonnier à ses nombreux rôles à Radio-Canada (dont l’inénarrable Mlle Sainte-Bénite dans l’émission jeunesse Grujot et Délicat) – celle à qui l’on doit ce que l’on considère comme la première comédie musicale du Québec (Le vol rose du flamant), des revues (parmi lesquelles Les girls), des nouvelles, des poèmes, des spectacles solos, des dessins beaux à pleurer sur les plaisirs et les peurs de l’enfance, est une artiste cruciale qui laisse une œuvre et une empreinte très fortes.
Nommée Chevalière de l’Ordre national du Québec, Officière de l’Ordre du Canada, elle a reçu le Prix Denise-Pelletier pour l’ensemble de son œuvre, le Prix du gouverneur général pour les arts de la scène, le Prix Excellence de la SOCAN pour l’ensemble de sa carrière, ainsi que des Félix décernés par l’ADISQ. Citoyenne concernée, elle soutient, entre autres causes, celle des Impatients [organisme venant en aide, par le biais de l’expression artistique, aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale].
À 86 ans, emblème de liberté, l’esprit buissonnier comme un vent de printemps et lucide comme un aigle, avec ses yeux si bleus qu’on y voit la mer, cette artiste accomplie est et restera à jamais « notre » Clémence. Unique, exemplaire.
La vie d’factrie a également figuré sur le disque de Clémence « Il faut longtemps d’une âpre solitude pour assembler un poème à l’amour », en 1973, et – réenregistrée avec un accompagnement au clavier – sur l’album « De la factrie au jardin », en 2003. La chanson a été reprise par une pléiade d’interprètes dont Renée Claude, Fabienne Thibeault, Marie Savard, Richard Séguin et Salomé Leclerc.
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